lundi 28 mars 2016

Disparition d'enfants à Paris en 1750 (3)

Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.



Aujourd’hui, dimanche 24, tout est assez tranquille; la rue Saint-Honoré, du côté de Saint-Roch, a été seulement remplie de monde allant et venant à ne pouvoir passer, pour aller voir les vitres cassées de la maison du commissaire et celles de M. Berrier. Il y avait quelques escouades de guet à pied pour garder sa porte, et quelques soldats aux gardes cachés dans la maison, mais il n’y en avait plus dans la place de Vendôme; et pour prévenir tout accident de la part de cette populace animée, surtout le soir, en revenant des guinguettes avec du vin dans la tête, on a commandé trente hommes par compagnie des soldats aux gardes-françaises et suisses, pour être sous les armes à leurs différents corps de garde et prêts à marcher au premier coup de tambour, et on a commandé tout le guet tant à pied qu’à cheval; ce qui s’exécutera, je crois, encore quelques jours, quoique, suivant les apparences, il y ait des ordres bien précis de ne plus s’amuser à aucun enfant.



Cet événement est d’autant plus singulier que le peuple de Paris, en général, est assez doux et assez tranquille, et l’on convient que, depuis quarante ans, on n’a point vu de pareilles séditions, même dans les années de pain cher. Les émotions qu’il y a eu ont été dissipées en peu de temps et plus aisément. Apparemment que ce fait d’enlèvement de leurs enfants leur a été plus sensible et les a plus irrités ; il y a eu, dans ces différentes émotions, quinze ou vingt personnes tuées ou d’archers ou du peuple, sans ceux qui ont été bien blessés.

Il s’agit de savoir à présent ce que l’on fera ; car on dit qu’hier on a arrêté quelques particuliers dans la rue Saint-Honoré, et entre autres un domestique, qui peut être ne faisait qu’être présent sans rien entreprendre ; c’est un laquais de M. Bonnet, fermier général, homme de confiance du contrôleur général. En fera-t-on quelque exemple, parce que, d’un côté, il est à craindre de faire naître une sédition plus générale ? et, d’un autre côté, il est dangereux de laisser cela tout à fait impuni et de laisser connaître au peuple sa force, et qu’il peut  être redoutable; car, dans tout ceci, il a toujours eu le dessus, et l’on a été obligé de le ménager.

Pour M. Berrier, lieutenant de police, il n’est pas possible qu’il reste en place ; il était, dès auparavant, détesté du peuple pour ses duretés et la quantité d’amendes qu’il impose sans miséricorde. On dit même qu’on a fait des feux de joie dans son intendance, quand il en est sorti ; mais quand il ne serait pas coupable, au fond, il n’osera plus se montrer de longtemps et ses ordonnances seront méprisées.



Il y a eu, dans tout ceci, bien de la négligence de M. Berrier, soit de n’avoir pas tenu la main à ses exempts dans les premiers ordres, soit de n’avoir pas pris des mesures pour la sûreté de Paris, après la première émotion du 16. On dit cependant qu’on ne doit pas si tôt le faire sortir de sa place, pour ne pas donner au peuple cette satisfaction et le mettre dans le cas de ne plus craindre et respecter ceux qui occupaient cette place selon leur fantaisie.

D’ailleurs, on sent bien que cette manœuvre, pour avoir des enfants, vient, dans la source, de M. d’Argenson, ministre et secrétaire d’État de Paris. Cela a mal réussi, soit par la faute de l’exécution et des ordres nécessaires, puisque c’est avoir exposé la ville de Paris au feu et au pillage. Cet événement aura nécessairement déplu au Roi ; il faudra que le ministre en rejette la faute sur quelqu’un pour se disculper, et M. Berrier sera la victime de cette infâme politique. (…)



Lundi 25, la Grand Chambre du Parlement étant en  place, comme à l’ordinaire, le lieutenant général de police et le procureur du Roi du Châtelet se sont rendus au parquet, ont demandé à entrer pour rendre compte à la Cour de ce qui s’était passé dans ces émeutes différentes pendant les vacations du Parlement, depuis le samedi de la Pentecôte jusqu’à la Trinité. il a déclaré à la Cour que les bruits d’enlèvement d’enfants étaient sans fondement; qu’il n’y avait eu aucune ordonnance de police ni aucun ordre particulier donnés à cet effet; que cela venait de la part de gens mal intentionnés pour troubler la tranquillité publique. Sur quoi, après un discours des gens du Roi, la Cour a rendu un arrêt par lequel elle a commis M. Severt, conseiller de Grand‘Chambre, pour informer, à la requête du procureur général, tant des émotions populaires que contre ceux qui ont répandu les faux bruits d’ordres donnés d’enlever des enfants, que contre ceux qui se trouveraient coupables desdits enlèvements d’enfants, si aucuns y a, avec défense de s’attrouper et de s’assembler dans les rues de Paris, sous quelque prétexte que ce soit, sous les peines portées par les ordonnances.


 ***
A la même date, d'Argenson écrit dans son journal :
25 mai 1750. — J’ai vu des lettres de dimanche 24 qui disent que ce jour-là les rues étaient si pleines de monde, que celui qui écrit a été obligé de se réfugier dans un café, où il est resté enfermé trois heures. Certes ceci est excité et doit venir de plus loin que de la capture de quelques mendiants. On est heureux de se trouver hors d’une ville révoltée. 29 mai. — Le parlement vient de rendre un arrêt qui a été placardé dans toutes les rues. La cour déclare qu’il n’a point été donné d’ordre de police pour arrêter des enfants; que, s’il y en a eu d’arrêtés, les pères et mères n’ont qu’à se présenter pour en obtenir l’élargissement. Ainsi le parlement a-t-il fait l’office de médiateur efficace entre la cour et le peuple. On l’a regardé comme le sénat, et chacun y a pris une confiance qui sent plus le gouvernement démocratique que le monarchique, car les ministres sont aujourd’hui l’objet de la haine du peuple. (...)

M. Berryer, lieutenant de police, est surtout haï du peuple, qu’il a brutalisé, sans aucune qualité populaire. C’est un petit pédant, hautain et suffisant. Les discours de la populace ne tendaient qu’à le massacrer, à lui manger le coeur. On ne l’appelait que ce vilain M. Berryer. Il s’est sauvé chez lui par la porte de derrière, et s’est caché chez les jacobins. M. le premier président l’a mandé en vain pour rendre compte de tout ceci au parlement. Il a dit qu’il ne pouvait traverser Paris, qu’il craignait pour sa personne. De cette affaire là, il peut être dépossédé de sa place, et être fait conseiller d’État plutôt qu’il ne l’aurait été. 


*** 


Cet arrêt a été expédié et imprimé tout de suite, et, à onze heures du matin, il était affiché à tous les coins de rues pour tranquilliser le peuple.
Cet arrêt était concerté de la veille, car ordinairement le lieutenant de police ne vient point d’office au Parlement ; il n’y vient que mandé par la Cour, et on n’a pas voulu perdre de temps.
Bien des gens croient encore que les bruits d’enlèvement d’enfants sont faux, et qu’on n’en a point enlevé, parce qu’aucun de ceux qui raisonnent ainsi n’en ont vu enlever. Ce n’est pas une raison ; il faudrait pour cela s’être trouvé, à point nommé, dans les rues. Mais il faut observer que, de tous temps, on prend les petits libertins et fainéants qui jouent sur les portes et dans les carrefours, sans que le peuple s’en plaigne et se révolte, et que les gens de la police, préposés pour ces captures, à qui on donne une rétribution par personne, abusent de leurs ordres pour arrêter du monde


(à suivre ici)

 

samedi 26 mars 2016

Disparition d'enfants à Paris en 1750 (2)

Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.



Le bruit de l’enlèvement des enfants continue et cause une fermentation dans le peuple ; bien des gens ont peine à croire ce fait, et s’imaginent que c’est quelque homme qu’on a voulu prendre pour dettes, et qui se sera avisé de crier qu’on lui avait pris son enfant ; ce qui aura occasionné tout ce tumulte ; mais le fait est pourtant très constant, l’établissement des vers à soie et d’une manufacture de cire verte, que l’on ferait blanchir après dans le Mississipi, est certain. Le mémoire, pour faire connaître l’avantage de ces établissements, a été annoncé dans un Mercure de cette année, où l’on rend compte de la beauté et de la fertilité du climat, de l’abondance des vers à soie qui sont naturellement sur les arbres, et des ouvrages à quoi on pourrait employer de grandes personnes et même des enfants, qui y subsisteraient fort aisément, et à qui on pourrait donner des terres. La nouvelle France en Amérique est un pays de quinze cents lieues de continent, dont le Canada fait une très-petite partie au nord, et la plus grande partie est inhabitée ; ce qu’on appelle même le Mississipi, l’est encore très peu. Ces projets sont très beaux et peuvent être très avantageux, et il se peut faire que dans trois cents ans cette partie du monde devienne un royaume de plusieurs États très considérables. (…)


Mais ici, comme la politique est plus cachée, on a apparemment voulu peupler plus secrètement notre Mississipi, et, pour cet effet, indépendamment de ce qu’on peut prendre d’enfants dans les hôpitaux, on a donné des ordres secrets d’enlever tous les petits vagabonds libertins qui jouent dans les carrefours et sur les ports, comme il y a effectivement nombre d’enfants de cette espèce ; on a promis une certaine récompense aux exempts, archers, mouches qui savent roder dans Paris, pour chaque enfant des deux sexes, afin de peupler dans la suite. On les conduit à l’hôpital Saint-Louis, hors la ville, où faute de police on les fait mourir de faim. Tous ces exempts, archers et gens de cette espèce, qui sont des coquins par état, pour gagner la rétribution promise, que l’on dit être de quinze livres et même plus par chaque enfant, ont cherché à attraper, par finesse, caresse et autrement, toutes sortes d’enfants, garçons et filles dans la ville, indistinctement, même en présence de leurs pères et mères, dans les rues, au sortir des églises; cela paraît certain par tous les rapports que j’en ai entendu faire. On a même battu la caisse pour des enfants perdus; en sorte que depuis deux mois il faut qu’on en ait enlevé un grand nombre, de façon ou d’autre, sans que le peuple s’en soit aperçu et en ait deviné la cause ; mais enfin cela s’est répandu ; le peuple a été animé, et l’on dit qu’avant le tumulte du quartier Saint-Antoine, il y en avait déjà eu dans le faubourg Saint-Marcel; ceci n’a cependant point empêché ces espions de la police de continuer leur capture, et les officiers de police n’y ont point mis ordre ; ce qui est de plus mal, c’est qu’on dit que dans le commencement, pour retirer et ravoir un enfant de bourgeois, il en coûtait de l’argent comme cent livres, et qu’on disait que c’était pour en payer d’autres.

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l'analyse de la sociologue Véronique Campion-Vincent
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Vendredi, 22 de ce mois, il y a eu une émeute considérable dans quatre différents quartiers de Paris.
Le premier tapage du matin a été dans le cloître de Saint-Jean-de-Latran, mais sans grand fracas.

Le second, à la porte Saint-Denis, qui a été plus tumultueux ; il y a eu quelque archer maltraité. Cette émotion est venue jusque dans la rue de Cléry, où demeure le commissaire Desnoyer et où apparemment un de ces gens de la police s’était réfugié ; sa maison a été saccagée par le peuple à coups de pierre.
La troisième, à la place de la Croix-Rouge, faubourg Saint-Germain. On dit qu’on a voulu prendre le fils d’un cocher qui était à une porte ; deux hommes l’ont attiré et emmené, l’enfant a crié, le père a couru après avec des domestiques de la maison; ils ont appelé le peuple à leur secours, et ensuite la livrée qui y est venue. Un des archers s’est réfugié dans la boutique d’un gros rôtisseur qu’il connaissait; on ne sait même s’il ne demeurait pas dans la maison. On a voulu entrer pour le suivre ; un garçon rôtisseur s’est opposé et a pris une broche : cela a animé tellement le peuple, qui s’était amassé en grand nombre, qu’on a pillé et saccagé la maison du rôtisseur, depuis la cave jusqu’au grenier; on a jeté dans la rue toute la batterie de cuisine, la viande, sa vaisselle d argent, ses meubles ; on a enfoncé deux pièces de vin, on a cassé toutes les vitres. On dit qu’il y a eu deux hommes de tués dans les caves; le guet y est venu et n’a osé rien tenter pour faire cesser ce tumulte, qui a duré jusqu’à dix heures du soir ; le peuple arrêtait les carrosses qui passaient avec des flambeaux, pour en avoir et s’éclairer ; ils en ont pris même chez un épicier. On dit que ce rôtisseur perdra considérablement, d’autant plus que dans ces émeutes il se mêle quantité de voleurs qui sont charmés de l’occasion pour piller impunément, et qui sont même capables d’exciter l’émeute. On dit cependant qu’on a rapporté à ce rôtisseur quelques pièces de sa vaisselle qui avaient été jetées dans la rue.

Le même soir, on dit qu’on a voulu prendre exprès un écolier des Quatre-Nations, sur le quai des Morfondus, rue du Harlai ; les écoliers ont suivi et ont fait attrouper un peuple infini ; un des archers déguisés s’est sauvé dans la maison du commissaire Delafosse, rue de la Calandre, près le Palais. Le peuple a tendu les chaînes de cette petite rue pour empêcher apparemment le guet à cheval d’y entrer ; toutes les boutiques ont été fermées, ainsi que dans le faubourg Saint-Germain, et à la porte Saint-Denis, et le long de la rue et des environs, car c’est la première chose que fait le bourgeois ; tout le quartier du Palais était rempli d’un peuple innombrable. La maison du commissaire assiégée, on a cassé toutes les vitres du haut en bas; un guet à pied, qui était entré dans la maison, a tiré quelques coups de feu par les fenêtres, qui n’ont fait qu’animer; ils avaient préparé du bois devant la maison pour y mettre le feu ; cela a duré jusqu’à près de onze heures du soir. lls couraient pour enfoncer la porte d’un fourbisseur pour avoir des armes. Le guet à cheval, qui est survenu, a pourtant dissipé un peu ce tumulte, sans tirer et en agissant le plus prudemment pour les apaiser. ll y a eu quelques archers de tués, car ce jour-là, on en a porté deux à la morgue du Châtelet, où il y a eu, le jour et le lendemain, un peuple considérable pour les aller voir.
Le commissaire Delafosse avait été saigné le matin par précaution; il a été obligé de se sauver, sa femme et ses enfants, par dessus les toits, aussi bien que la mouche de police. Plusieurs maisons à côté de la sienne ont été aussi endommagées par contre-coup. ll y a eu plusieurs personnes tuées ou blessées dans ce tumulte.
Le plus grand malheur, c’est que dans leur fureur ils ont pris des particuliers pour des exempts, qu’ils ont très maltraités, entre autres un ingénieur, qui était avec un bijoutier du Roi, et qui avait un habit d’ordonnance singulier, que je sais avoir été saigné pour la onzième fois ; mais je ne sais pas ce qui en est arrivé ; c’est dans la première émeute de la rue Saint-Antoine ou dans celle de la porte Saint-Denis.

Dans les autres rues de Paris, on était par pelotons aux portes et à chaque coin de rue, à ne parler que de ces malheurs.
 
un sujet en or pour les romanciers...
Samedi 23, la sédition a été plus forte ; l’affaire a commencé à la butte Saint-Roch, où l’on dit qu’on a voulu prendre un enfant ; la populace y est accourue et s’est assemblée en très grand nombre. Un espion de la police et la mouche d’un exempt, que l’on a reconnu, s’est sauvé chez le commissaire de La Vergée, vis-à-vis Saint-Roch, rue Saint-Honoré, laquelle a été bientôt inondée de peuple. Les boutiques et les maisons ont été fermées jusqu’à la rue de la Ferronnerie ; ce peuple a trouvé des bâtiments et des moellons qu’il a cassés pour avoir des pierres; il a demandé qu’on lui livrât cet espion, qui se nomme Parisien, et qui était un très grand coquin de l’aveu de tout le monde. Le commissaire a dit qu’il ne l’avait pas ; un archer du guet, qui était à la porte, soit de lui-même, soit de l’ordre du commissaire, a tiré un coup de fusil dans le ventre d’un homme; cela a mis le peuple en fureur ; à coups de pierre, ils ont brisé et enfoncé une grande et forte porte cochère du commissaire ; ils ont cassé toutes les vitres de la maison ; ils ont menacé de mettre le feu à la maison ; ils ont même, dit-on, été chercher des armes. La fureur du peuple était si grande, que le commissaire et les alguazils du guet à pied ont été obligés de leur promettre cette mouche pour les apaiser, et, en effet, on a livré le pauvre Parisien au peuple, qui en une minute l’a assommé, et ils l’ont traîné par les pieds, la tête dans le ruisseau, à la maison de M. Berrier, lieutenant général de police, qui demeure un peu plus haut que Saint-Roch, après les Jacobins. Ils ont voulu l’attacher à sa porte. On a cassé toutes les vitres du devant de la maison de M. Berrier, avec des imprécations épouvantables contre lui menaçant de lui en faire autant si on pouvait le trouver; la porte de M. Berrier était fermée, et on a été obligé d’y envoyer plusieurs brigades de guet à cheval et à pied pour seulement garder la maison de M. Berrier, qui, dès le commencement de ce tapage,était sorti de sa maison par une porte qui donne dans les Jacobins.
Bien des gens ont trouvé le parti du commissaire bien dur d’avoir ainsi sacrifié un homme, quoiqu’il y eût crainte du feu et d’être saccagé lui-même, d’autant plus que l’on dit qu’il avait une douzaine archers du guet dans sa cour qui pouvaient le sauver; mais d’autres disent qu’il a livré Parisien au guet pour le faire sortir dans la rue, et que le guet, ne se trouvant pas en force, l’a livré au peuple.
On dit que Parisien a demandé à se confesser, et que le peuple n’a pas voulu l’entendre.
Le peuple est entré dans la cour de M. Berrier ; son suisse a ouvert la porte et a parlé au peuple fort éloquemment.
Cette sédition a duré jusqu’au soir, et comme, indépendamment de la maison du lieutenant général de police, il demeure vis-à-vis M. de La Vallette, garde du trésor royal, en exercice, et qu’on a appréhendé quelque pillage, on a commandé, le soir, des détachements des soldats aux gardes-françaises et suisses, qui sont, à tout événement, dans la place de Vendôme.
 
le lieutenant Berryer
Quand les soldats aux gardes ont été arrivés, le commandant du guet est venu par le bas avec son monde, quatre à quatre ; quand il a été près de Saint-Roch, ils se sont rangés huit de front, ce qui tenait la rue, et alors ils ont pris le grand galop, l’épée à la main, jusqu’à la maison de M. Berrier. Cela a fait un écart, pour éviter d’être écrasé, qui a dissipé tout le peuple.
Sur les neuf heures du soir, le commandant du guet à cheval est venu à la porte de M. Berrier avec des détachements ; il a, dit-on parlé très prudemment au peuple, le rassurant sur ses craintes et lui promettant justice. Il était pâle comme un noyé ; cependant il les a un peu apaisés, et l’on paraît fort content de sa conduite. ll a marché avec sa brigade, sans violence ; mais le seul mouvement des chevaux a fait reculer et retirer peu à peu tout le monde, en sorte qu’il n’y avait plus personne à dix heures du soir.
On dit que, dans l’après-midi, M. le premier président du Parlement, qui était un peu incommodé, et M. le procureur général ont envoyé chercher M. le lieutenant général de police , et que celui-ci a été de suite à Versailles ; et l’on dit aussi que, sur cette nouvelle, il s’était détaché plus de deux mille personnes sur le grand chemin, le long du cours, pour attendre M. Berrier à son retour. Apparemment qu’il a été informé de cette marche.
(à suivre ici)

vendredi 25 mars 2016

Disparition d'enfants à Paris en 1750 (1)

Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.



MAI 1750 :

Depuis huit jours, on dit que, dans Paris, des exempts de la police, déguisés, rôdent dans différents quartiers et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis cinq ou six ans jusqu’à dix ans et plus, les mettent dans des carrosses de fiacre qu’ils ont tout prêts ; ce sont des petits enfants d’artisans et autres qu’on laisse aller dans le voisinage, qu’on envoie à l’église ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont en habits bourgeois et qu’ils tournent dans différents quartiers, cela n’a pas fait d’abord grand bruit.



Mais aujourd’hui, samedi matin 16 de ce mois, on a pris et voulu prendre, dans le quartier de la rue de Fourcy et du port aux Veaux, un enfant ; c’est dans la rue des Nonaindières et la rue Tiron ; l’enfant, qu’on jetait dans le fiacre, a crié, quelque commère est survenue, a crié aussi, le peuple est sorti des boutiques, et dans Paris en plein jour, sur les dix ou onze heures du matin, l’assemblée devient bientôt considérable. Cette sorte d’enlèvement, qui blesse la nature et le droit des gens, a révolté le peuple avec raison ; comme on ne sait jamais au juste les choses qui se passent, les uns disent qu’on voulait enlever l’enfant d’un artisan des bras de la mère qui le conduisait, d’autres qu’on en avait déjà mis plusieurs dans le fiacre et que le peuple voulant les tirer avec violence, il y en avait deux d’étouffés. Quoi qu’il en soit, le peuple, les gens du port, les laquais se sont assemblés en fureur, les exempts et archers ont voulu fuir ; quelques-uns sont entrés dans des maisons, on les a poursuivis, on les a maltraités et estropiés ; cette émeute populaire est devenue plus générale pour la poursuite des archers et elle s’est répandue dans tout le quartier Saint-Antoine jusqu’à la porte, et cela s’est ensuite dissipé. Cette nouvelle s’est bientôt répandue dans toute la ville, ce qui a occasionné les discours du peuple, et il s’est débité que l’objet de ces enlèvements d’enfants était qu’il y avait un prince ladre (ndlr : lépreux) pour la guérison duquel il fallait un bain ou des bains de sang humain, et, que n’en n’ayant point de plus pur que celui des enfants, on en prenait pour les saigner des quatre membres et pour les sacrifier, ce qui révolte encore plus le peuple.

On ne sait sur quoi sont fondés de pareils contes ; on a proposé ce remède-là du temps de Constantin, empereur, qui ne voulut pas s’en servir. Mais ici nous n’avons aucun prince ladre, et, quand il y en aurait, on n’emploierait jamais une pareille cruauté pour remède. Le plus vraisemblable est qu’on peut avoir besoin de petits enfants pour envoyer à Mississipi, dans l’Amérique, pour travailler aux établissements de vers à soie qu‘on veut y faire ; mais, malgré cela il n’est pas à présumer qu’il y ait aucun ordre du ministère pour enlever ici des enfants à leurs pères et mères; on peut avoir dit à quelques exempts que s’ils trouvaient des enfants sans père ni mère ou abandonnés, ils pouvaient s’en saisir; il se peut qu‘on leur ait promis une récompense, et qu’ils aient abusé de cet ordre, comme ils ont déjà fait quand il a été question de prendre tous les vagabonds et gens sans aveu, dont il était avantageux de purger Paris.
***

( A la même date, dans son journal, d'Argenson écrit : Révoltes dans Paris pour des enfants enlevés par la maréchaussée sous le prétexte d’extirper la mendicité. On a enfermé des pauvres à Orléans, à l’hôpital Saint-Louis, mais il a fallu les faire sortir, les mesures étant mal prises pour leur subsistance; ils crevaient de faim. Les archers de Paris, dits archers de l’écuelle, ont arrêté de petits gueux, et quelquefois, se méprenant, ils ont arrêté des enfants de bourgeois. Grands attroupements de peuple le 17 et le 20; enfin le 23 mai, il y a eu sept à huit archers tués dans l’émeute.
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Le commissaire a paru et a pensé être déchiré. On a pillé quelques maisons, cassé les vitres de M. Duval, chef du guet. M. Berryer, lieutenant de police, a pris le parti de se cacher chez lui en bon capitaine. Rien de si imprudent que ces contraintes. Une mère à qui on enlève ses enfants devient d’abord bête furieuse et carnassière. On répand que le roi est ladre, et prend des bains de sang d’enfants comme un nouvel Hérode.
Les archers font exprès de telles méprises pour extorquer quelques pistoles aux bourgeois. )
le lieutenant Berryer
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Si la police agissait prudemment, ce serait de faire mettre du moins quelques-uns de ces exempts, pendant plusieurs jours de marché, au carcan, pour apaiser et donner satisfaction au peuple.



D’ailleurs, on ne conçoit rien dans ce projet. S’il est vrai qu’on ait besoin de jeunes enfants des deux sexes pour ces établissements dans l’Amérique , il y en a une assez grande quantité, tant dans les enfants trouvés du faubourg Saint-Antoine que dans tous les autres hôpitaux, pour remplir cette idée. Ces enfants appartiennent au Roi et à l’État; on peut en disposer sans blesser personne.



Mais il y a grande imprudence au lieutenant général de police d’avoir occasionné ou de n’avoir pas prévenu ou empêché une pareille vexation, qui serait capable de donner lieu à une émotion de trois ou quatre cent mille âmes, qui pourrait être suivie de feu et de pillage dans la ville. Heureusement cela n’est point arrivé, et il y a apparence que d’autres exempts et archers ne s’y joueront plus. 
(à suivre ici)

mardi 22 mars 2016

Article "prêtres" de l'Encyclopédie, par d'Holbach

L'un des articles les plus virulents de l'Encyclopédie : du même auteur, voir également l'article Théocratie (ici)
 
d'Holbach

PRÊTRES, s. m. pl. (Religion & Politique.) on désigne sous ce nom tous ceux qui remplissent les fonctions des cultes religieux établis chez les différents peuples de la terre. (...)
Il est doux de dominer sur ses semblables ; les prêtres surent mettre à profit la haute opinion qu’ils avaient fait naître dans l’esprit de leurs concitoyens ; ils prétendirent que les dieux se manifestaient à eux ; ils annoncèrent leurs décrets ; ils enseignèrent des dogmes ; ils prescrivirent ce qu’il fallait croire et ce qu’il fallait rejeter ; ils fixèrent ce qui plaisait ou déplaisait à la divinité ; ils rendirent des oracles ; ils prédirent l’avenir à l’homme inquiet et curieux, ils le firent trembler par la crainte des châtiments dont les dieux irrités menaçaient les téméraires qui oseraient douter de leur mission, ou discuter leur doctrine.
Pour établir plus surement leur empire, ils peignirent les dieux comme cruels, vindicatifs, implacables ; ils introduisirent des cérémonies, des initiations, des mystères, dont l’atrocité pût nourrir dans les hommes cette sombre mélancolie, si favorable à l’empire du fanatisme ; alors le sang humain coula à grands flots sur les autels ; les peuples subjugués par la crainte, et enivrés de superstition, ne crurent jamais payer trop chèrement la bienveillance céleste : les mères livrèrent d’un œil sec leurs tendres enfants aux flammes dévorantes ; des milliers de victimes humaines tombèrent sous le couteau des sacrificateurs ; on se soumit à une multitude de pratiques frivoles et révoltantes, mais utiles pour les prêtres, et les superstitions les plus absurdes achevèrent d’étendre et d’affermir leur puissance.(...)
la St Barthélémy
Il était difficile à des hommes si révérés de se tenir longtemps dans les bornes de la subordination nécessaire au bon ordre de la société : le sacerdoce enorgueilli de son pouvoir, disputa souvent les droits de la royauté ; les souverains soumis eux-mêmes, ainsi que leurs sujets, aux lois de la religion, ne furent point assez forts pour réclamer contre les usurpations et la tyrannie de ses ministres ; le fanatisme et la superstition tinrent le couteau suspendu sur la tête des monarques ; leur trône s’ébranla aussitôt qu’ils voulurent réprimer ou punir des hommes sacrés, dont les intérêts étaient confondus avec ceux de la divinité ; leur résister fut une révolte contre le ciel ; toucher à leurs droits fut un sacrilège ; vouloir borner leur pouvoir, ce fut saper les fondements de la religion. (...)
Les peuples eussent été trop heureux, si les prêtres de l’imposture eussent seuls abusé du pouvoir que leur ministère leur donnait sur les hommes ; malgré la soumission et la douceur, si recommandée par l’Evangile, dans des siècles de ténèbres, on a vu des prêtres du Dieu de paix arborer l’étendard de la révolte ; armer les mains des sujets contre leurs souverains ; ordonner insolemment aux rois de descendre du trône ; s’arroger le droit de rompre les liens sacrés qui unissent les peuples à leurs maîtres ; traiter de tyrans les princes qui s’opposaient à leurs entreprises audacieuses ; prétendre pour eux-mêmes une indépendance chimérique des lois, faites pour obliger également tous les citoyens. Ces vaines prétentions ont été cimentées quelquefois par des flots de sang : elles se sont établies en raison de l’ignorance des peuples, de la faiblesse des souverains, et de l’adresse des prêtres ; ces derniers sont souvent parvenus à se maintenir dans leurs droits usurpés ; dans les pays où l’affreuse inquisition est établie, elle fournit des exemples fréquents de sacrifices humains, qui ne le cèdent en rien à la barbarie de ceux des prêtres mexicains. Il n’en est point ainsi des contrées éclairées par les lumières de la raison et de la philosophie, le prêtre n’y oublie jamais qu’il est homme, sujet, et citoyen...
 

mercredi 16 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (2)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur. 
 
Morellet

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Jusqu’à présent je n’ai parlé que du caractère moral de Jean-Jacques, de l’homme social ou plutôt insociable; je veux le considérer maintenant comme écrivain, et ensuite comme philosophe, deux côtés qu’il faut soigneusement distinguer en lui.
Ici je déclare que mon admiration pour J.-J. Rousseau, comme écrivain, est sans bornes; que je le crois l’homme le plus éloquent de son siècle; que je ne connais rien de plus entraînant que les beaux endroits de son Discours sur l’Inégalité, de son Émile, de sa Lettre à l’archevêque, et de son Héloïse. Son éloquence est abondante, et n’en est pas moins énergique. Les développements qu’il donne à une même idée, la fortifient loin de l’affaiblir. La dernière forme qu’elle prend est toujours plus frappante que celle qui précède; de sorte que le mouvement va sans cesse croissant, pour opérer enfin une persuasion intime et forte, même lorsqu’il établit une erreur, si une grande justesse et d’esprit et de raison ne nous en défend pas. Je pense que, de réflexion et après coup, il a dû rejeter lui-même plusieurs de ses paradoxes; mais il m’est impossible de croire qu’au moment où il les établit, il n’en ait été parfaitement convaincu: car on ne persuade pas comme il fait, sans être soi-même persuadé.  (...)

Rousseau romancier :
Je me rappelle encore les transports d’admiration et de plaisir que j’éprouvai à la lecture des premiers ouvrages de Rousseau, et le bonheur que me donna plus tard la lecture d’Héloïse et d’Émile. Par la vive impression que j’en recevais, j’aurais pu conjecturer moi-même que je n’étais pas absolument incapable de faire un jour quelque chose de bien, et me guérir ainsi d’une assez grande défiance que j’ai eue longtemps de mes forces telles quelles. Je prends cette occasion d’avertir les jeunes gens, que le caractère qui peut faire le plus espérer d’eux, est cette admiration pour les bons ouvrages portée à une sorte d’enthousiasme: celui à qui cet organe manque ne fera jamais rien.
J’ai parlé d’Héloïse: ce n’est pas qu’aujourd’hui je m’en dissimule les défauts que je ne faisais alors qu’entrevoir. Héloïse est souvent une faible copie de Clarisse; Claire est calquée sur Miss Howe. Le roman, comme composition dramatique, ne marche pas. Plus d’une moitié est occupée par des dissertations fort bien faites, mais déplacées, et qui arrêtent les progrès de l’action. Telles sont les lettres sur Paris, le duel, le suicide, les spectacles. A peine resterait-il deux volumes, si l’on retranchait tout ce qui n’est point du sujet. Quelle comparaison peut-on faire d’une composition pareille avec Clarisse, cette grande machine dans laquelle tant de ressorts sont employés à produire un seul et grand effet, où tant de caractères sont dessinés avec tant de force et de vérité, où tout est préparé avec tant d’art, où tout se lie et se tient? Quelle différence encore dans le but moral des deux ouvrages ? Quel intérêt inspire l’héroïne anglaise, et combien est froid celui que nous prenons à Julie ? Elle est séduite comme Clarisse, mais ne s’en relève pas comme elle; au contraire, elle s’abaisse davantage encore en épousant Wolmar sans l’aimer, tandis qu’elle en aime un autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant bien ses enfants, remplissant froidement ses devoirs d’épouse; mais le tableau de ces vertus domestiques serait bien mieux placé dans une femme qui eût toujours été chaste et pitre; et c’est blesser la morale que de les supposer à une fille corrompue avant son mariage, et qui n’aime pas son mari.
la Nouvelle Héloïse
Rousseau a voulu, quelque part, non seulement excuser cette immoralité, mais la tourner à son avantage: cette apologie n’est qu’un tissu de sophismes.
Quant à l’Émile, c’est, sans contredit, et le meilleur ouvrage de Rousseau, et un excellent ouvrage. La douce loi qu’il impose aux mères, l’éducation physique et morale de la première enfance, la marche et les progrès de l’instruction du jeune age, la naissance des passions, la nature de la femme et ses droits, ses devoirs, résultant de son organisation même, etc., tous ces sujets, et une infinité de vues saines et vraies, donnent à l’Émile un caractère d’utilité, qui le met dans la première classe des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à l’instruction des hommes. Au reste, même force et même éloquence dans le style, où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé et fondu avec les mouvements oratoires, à la manière de Pascal, et d’Arnaud, et de Malebranche; vrai modèle d’une discussion philosophique et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont restés bien loin.
Je sais que l’on a dit que le fond des idées de l’Émile est tout entier dans Plutarque, dans Montaigne et dans Locke,, trois auteurs qui étaient constamment dans les mains de Jean-Jacques, et dont il a suivi toujours les traces; mais je ne regarde pas cette observation comme suffisante pour diminuer la gloire d’avoir mis si habilement en oeuvre ces matériaux que fournissait la nature. Des idées si vraies, si justes, si près de nous, sont à tout le monde, comme l’arbre d’une forêt avant que la main de l’homme l’abatte et le façonne en canot, en charrue; mais, comme l’arbre aussi, elles deviennent la propriété de celui qui les a façonnées, qui les a revêtues de l’expression la plus pure, embellies de la plus vive couleur, et les a rendues capables de pénétrer et de convaincre nos esprits.
Emile

Rousseau philosophe

Si je veux donc maintenant examiner Rousseau comme philosophe, je dirai qu’il est vraiment philosophe dans son Émile; mais aussi je ne crains pas d’affirmer que, dans la plupart de ses autres ouvrages, non seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu’il n’a enseigné que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l’esprit humain.
On voit que c’est surtout contre ses livres de politique que je porte cet anathème, et je ne le prononce qu’après avoir consacré toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches où le philosophe de Genève me semble avoir adopté des principes faux, contraires à la nature même de l’homme qu’il a prétendu suivre, et subversifs de tout état social.
Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la part funeste qu’il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption et le malheur des hommes. Je ne combattrai pas cette doctrine, qu’il faut en effet regarder comme folle, si l’on ne veut pas, pour être conséquent, retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre de gland; mais je confirmerai de mon témoignage un fait déjà connu, qui doit nous suffire pour apprécier l’autorité du philosophe ennemi de la civilisation et des lettres.
Il conte, livre VIII des Confessions, et dans une lettre à M. de Malesherbes, qu’il allait voir souvent Diderot à Vincennes, où il avait été mis pour sa Lettre sur les Aveugles, dans laquelle il enseigne l’athéisme. « Je pris un jour, dit-il, le Mercure de France; et, tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’académie de Dijon, pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs? A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme….. Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable de ce moment d’égarement... »
l'illumination de Vincennes
Or, voici ce que j’ai appris de Diderot lui-même, et ce qui passait alors pour constant dans toute la société du baron d’Holbach, où Rousseau n’avait encore que des amis. Arrivé à Vincennes, il avait confié à Diderot son projet de concourir pour le prix, et avait commencé même à lui développer les avantages qu’avaient apportés à la société humaine les arts et les sciences. Je l’interrompis, ajoutait Diderot, et je lui dis sérieusement: « Ce n’est pas là ce qu’il faut faire; rien de nouveau, rien de piquant, c’est le pont aux ânes. Prenez la thèse contraire, et voyez quel vaste champ s’ouvre devant vous: tous les abus de la société à signaler; tous les maux qui la désolent, suite des erreurs de l’esprit; les sciences, les arts, employés au commerce, à la navigation, à la guerre, etc., autant de sources de destruction et de misère pour la plus grande partie des hommes. L’imprimerie, la boussole, la poudre à canon, l’exploitation des mines, autant de progrès des connaissances humaines, et autant de causes de calamités, etc. Ne voyez-vous pas tout l’avantage que vous aurez à prendre ainsi votre sujet? » Rousseau en convint, et travailla d’après ce plan. Ce récit, que je crois vrai, renverse et détruit toute la narration de Jean-Jacques. Je n’empêche pas, au reste, ceux qui aimeront mieux l’en croire que Diderot et toute la société du baron d’Holbach, de se contenter en cela; mais je rapporte ma conviction, qui a été de bonne foi.
Ce premier paradoxe une fois embrassé par Jean-Jacques, il fut assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours sur l’inégalité des conditions.
Mais c’est surtout dans le Contrat social qu’il a établi des doctrines funestes, qui ont si bien servi la révolution, et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social.
S’il était besoin d’appuyer de preuves cette opinion sur les ouvrages politiques de Rousseau, j’en apporterais une assez forte que me fournit le discours prononcé en 1794, au mois de vendémiaire, par le président de la Convention, lorsqu’on alla déposer au Panthéon les cendres du philosophe genevois. L’orateur de la Convention s’exprime ainsi :
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« Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire, qui a opéré de si heureux changements dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes. « Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté.
« Ces mots ont retenti dans tous les coeurs, et les peuples se sont levés.
« Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques, qui s’affaissent sous le poids des siècles. »
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Si l’on considère qu’à cette époque la révolution, à laquelle l’orateur félicite Rousseau d’avoir puissamment coopéré, avait déjà répandu sur la nation un déluge de maux et de crimes, on s’étonnera sans doute qu’il ait été loué des plus funestes effets de ses ouvrages; mais on reconnaîtra du moins, qu’en lui attribuant en partie les maux de la révolution, je ne fais que suivre la route que m’ont tracée ses panégyristes et ses admirateurs.
La seule restriction qu’on puisse apporter à ce reproche, et qu’il soit même juste de faire, c’est que, dans sa théorie des gouvernements, il paraît n’avoir pas écrit pour une grande nation; mais, outre qu’il n’a pas prononcé assez nettement cette modification à ses principes, il n’en est pas moins vrai que c’est en les appliquant, par ignorance ou par mauvaise foi, à ou grand pays comme la France, qu’on a préparé tous les malheurs dont nous avons été les témoins et les victimes.

lundi 14 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (1)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.  


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Je l’ai constamment jugé avec plus d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été brouillés avec lui (ndlr : après 1758, Rousseau s'était effectivement brouillé avec le clan encyclopédiste). Je le défendais et l’ai défendu bien longtemps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs et ses amis.
J’ai été longtemps témoin de la manière dont il était traité, caressé, choyé par les gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence. Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières. Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison, j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me transportaient ainsi que Diderot; et nous lui exprimions l’un et l’autre, chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement, que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres ses contemporains, et les a traduits à la postérité comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui servira à montrer encore son caractère défiant.
Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce de persécution qu’il avait essuyée fut tout à fait ralentie, Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait fort bien le mérite, était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser sa misanthropie et à l’attirer chez elle, où il venait dîner en très petit comité. La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain, je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau: elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta et me serra la main; mais je voyais dans son retour même que l’impression qu’il avait reçue ne s’effaçait point.
On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute; mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels j’ai vécu; et parmi eux J.-J. Rousseau a mérité un des premiers rang dans l’admiration publique.
C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.
Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume lui-même dans une lettre adressée à M. Suard (J'ai évoqué cette affaire ici). On y voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur, l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du Genevois, et cette impression résulte du simple récit des faits. Mais, vivant dès lors dans la société de Mme la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai été témoin de quelques faits relatifs à cette querelle, et je veux ici les conserver.
Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume, avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers, à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin. 
Rousseau et Hume

Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait; et il nous dit qu’il allait, non seulement le mettre pour jamais à l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux; ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir. Le baron l’écouta paisiblement; et, quand il eut fini: « Mon cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter des espérances et des illusions qui vous flattent; mais je vous annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé. Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron; je défendis Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle; qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami; qu’on aurait pour lui tous les égards que méritaient ses talents et ses malheurs, et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron seraient démenties. Ils partent. A trois semaines ou un mois de là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud? ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société, Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.
En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume, c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu dire la nuit, et en rêvant, je le tiens! parodie du mot du roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle. Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français, ne s’est pas énoncé en français dans un rêve, mais en anglais; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je conclus que le propos est inventé.
On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire, ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service; et cette folie mérite quelque pitié: mais elle n’en est pas moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent qu’elle lui ait d’ailleurs départi.
J’ai ouï conter à Rulhière, mon confrère à la feue Académie française, connu par sa jolie pièce des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie, qu’après avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite, Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fût rien passé entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur très marqué, et, continua froidement de copier de la musique, comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en répétant qu’il fallait qu’il vécût de son travail. Il dit à Rulhière, assis au coin du feu: M. de Rulhière, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot; eh bien, je satisferai votre curiosité; il y a deux livres de viande, une carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhière, quoique assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe, et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.
On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté, la basse et les accompagnements, ce qui était parfaitement vrai, ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles devin de Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul vin dont son estomac s’accommodât, ce qui était, dit-il, insulter à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre; avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante Thérèse, ou parce que les gens de lettres qu’il fréquente sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlements, de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe; avec Diderot, pour une indiscrétion qu’il lui attribue: Diderot lui fait voir, pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert, qui l’avoue; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là, il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante, par laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché Diderot si tendrement et si longtemps.
J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était rien moins que simple ce qui est une grande tache dans un caractère. Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté, à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency, parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur. En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait l’air de dire: vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller lui-même, sa marmite, tant est grand l’ingratitude du siècle! Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions; mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre, ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie. 

(à suivre ici)

samedi 12 mars 2016

Rousseau vu par Grimm

Décrété de prise de corps en 1762, Rousseau fut contraint de fuir le royaume et de se réfugier en Suisse, puis en Angleterre.
Après huit années d'errance, le Genevois obtint l'autorisation de revenir à Paris.
Au grand dam de ses anciens amis philosophes, effrayés du contenu de ces Confessions que le Genevois venait d'achever. Dans la Correspondance Littéraire, Melchior Grimm reprit aussitôt sa campagne de dénigrement et de calomnie... 

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JUILLET 1770
Retour de J.-J. Rousseau à Paris : son mariage, son changement de costume, inconvénients de sa popularité. 

J.-J. Rousseau (...) est à Paris depuis environ un mois avec sa gouvernante, Mlle Le Vasseur, dont il a enfin fait sa femme. Il a quitté la casaque arménienne et repris l’habit français. 
Rousseau habillé à l'arménienne
On a fait à cette occasion un conte impertinent qui calomnie la vertu de Mme Jean-Jacques, et encore plus le goût de celui qui aurait péché avec elle. On prétend que son mari, l’ayant surprise in flagrante avec un moine, quitta l’habit arménien sur-le-champ, disant qu’il avait voulu se distinguer jusqu’à présent à l’extérieur des autres, ne se croyant pas un homme ordinaire; mais qu’il voyait bien qu’il s’était trompé, et qu’il était dans la classe commune. Je crois que l’espérance de revenir à Paris a eu plus de part à ce changement d’habit que les fredaines de Mme Rousseau. On n’aurait jamais obtenu la permission de reparaître ici pour l’Arménien, mais on a déterminé M. le procureur général à laisser Jean-Jacques en habit français à Paris. La seule condition que ce magistrat ait exigée, c’est de ne plus écrire, ou du moins de ne rien faire imprimer. Le retour de cet homme singulier dans une ville où il a passé la plus grande partie de sa vie, et qui seule lui convient dans l’univers, a fourni pendant quelques jours un sujet de conversation à Paris. Il s’est montré plusieurs fois au café de la Régence, sur la place du Palais-Royal; sa présence y a attiré une foule prodigieuse, et la populace s’est même attroupée sur la place pour le voir passer. On demandait à la moitié de cette populace ce qu’elle faisait là; elle répondait que c’était pour voir Jean-Jacques. On lui demandait ce que c’était que Jean-Jacques; elle répondait qu’elle n’en savait rien, mais qu’il allait passer. On fit cesser cette représentation en exhortant M. Rousseau à ne plus paraître ni à ce café, ni dans aucun autre lieu public; et, depuis ce temps-là, il s’est tenu plus retiré. En effet, il suffirait d’une mauvaise tête parmi nos seigneurs les conseillers des enquêtes et requêtes pour le dénoncer, et obliger le procureur général de poursuivre le décret de prise de corps qui subsiste toujours, ce qui forcerait le pauvre Jean-Jacques à s’éloigner de nouveau; mais, en évitant la trop grande publicité, il ne sera pas dans ce cas-là. Il va d’ailleurs beaucoup dans le monde, chez les belles dames; il a déposé sa peau d’ours avec l’habit arménien, et il est redevenu galant et doucereux. Il va souper aussi chez Sophie Arnould, avec l’élite des petits-maîtres et des talons-rouges, et il paraît que c’est Rulhière qu’il a choisi pour conducteur. 
l'actrice Sophie Arnould
Quant au métier, ayant renoncé à celui des lettres jusqu’à nouvel ordre, il a repris la profession de copiste de musique; il convient qu’il a été mauvais copiste autrefois, parce que, dit-il, il avait alors la manie de composer des livres; mais actuellement qu’il est revenu dans son bon sens, il prétend n’avoir pas son pareil; il lui faut, dit-il encore, gagner quinze cents livres par an avec ses copies pour être à son aise.