Par Florence Gauthier, Université Paris VII Denis Diderot
Révolution : acte II
Le second acte de la Révolution
se joua dans les campagnes. L'immense jacquerie de juillet 1789, appelée Grande
Peur, se répandit à la vitesse du tocsin. Si l'on tient compte du fait qu'elle
prenait le relais des révoltes paysannes du printemps précédent, ce fut
l'ensemble des campagnes qui entra en insurrection contre le régime féodal.
Les révoltes paysannes
conjuguaient des émeutes de subsistance avec des insurrections armées de
caractère anti-monarchique, en s'opposant aux intendants, au fisc et à la
justice, anti-ecclésiastique en refusant le paiement des dîmes, et surtout
anti-féodal. Sur ce point, les communautés villageoises s'en sont prises
directement aux titres de propriété des seigneurs, qu'ils soient nobles,
roturiers ou ecclésiastiques, soit pour les brûler, soit pour contraindre le
seigneur à signer un acte de renonciation à la perception de ses droits dans
l'avenir. Elles récupérèrent aussi des biens communaux usurpés par les
seigneurs et s'en servirent immédiatement en envoyant leurs bêtes y pâturer et
en y rétablissant les droits d'usage.
C'est donc bien la destruction de
la seigneurie qui était visée par ces actes qui s'en prenaient avec une rare
violence à l'institution seigneuriale, mais non aux personnes. Georges
Lefebvre, l'historien de cette Grande Peur a souligné ce fait très
remarquable : durant la Grande Peur, plusieurs centaines de demeures
seigneuriales furent visitées, les titres de propriété brûlés, quelques
châteaux furent démontés, parfois incendiés, mais il n'y eut pas de violence
contre les seigneurs ou leurs domestiques.
Par la même occasion, la grande
institution de la monarchie se trouva paralysée, les administrateurs
abandonnant leur poste et préférant fuir ou se cacher.
Ce fut la paysannerie qui fit une
offre de contrat social à la seigneurie. Pour la mieux saisir rappelons
rapidement la structure de la seigneurie à cette époque. En 1789, la seigneurie
était formée de deux parties, la réserve seigneuriale et le domaine des
censives. La réserve seigneuriale rassemblait le lieu de résidence du seigneur,
des terres cultivées pour l'entretien de sa maison, des terrains jugés utiles
comme des forêts où il exerçait le noble sport de la chasse et des terres que
le seigneur louait sous forme de métayage ou de fermage. Le domaine des
censives connaissait une forme de propriété complexe puisque les droits y
étaient partagés entre seigneur et paysans censitaires. Le cens était
récognitif de la seigneurie, mais aussi des droits du censitaire et en premier
lieu de son droit de tenure héritable. Le seigneur ne pouvait exproprier le
tenancier et ce dernier devait payer des redevances et se soumettre à la
justice seigneuriale.
On retiendra qu'en 1789 la moitié
environ des terres cultivées du Royaume relevaient du domaine des censives et
l'autre de la réserve seigneuriale (terres louées en fermage ou en métayage).
L'offre de contrat social que la
paysannerie faisait à la seigneurie était de partager la seigneurie : le
domaine des censives aux censitaires et la réserve au seigneur. Par ailleurs,
en ce qui concerne les biens communaux, la paysannerie refusait tout partage et
réclamait, d'une part la reconnaissance de cette forme de propriété aux
communautés villageoises, d'autre part la restitution de tous les communaux
usurpés depuis 1669, date d'un édit royal de compromis qui admettait, dans
certaines conditions, l'appropriation du tiers de ces biens par les seigneurs,
les deux tiers restant à la communauté villageoise.
Enfin, en ce qui concerne les
terres louées en fermage ou en métayage, la paysannerie proposait une
législation de renouvellement des baux qui, pour aller à l'essentiel,
supprimait leur caractère précaire et réduisait le montant des rentes à payer.
L'esprit de cette dernière proposition visait à ménager l'accès le plus libre
possible à la terre, instrument de travail élémentaire du paysan. Soulignons
qu'ici la paysannerie était divisée, les vœux des petits exploitants
différaient des intérêts des gros fermiers entrepreneurs de culture. Dans les
régions proches des villes, ces gros fermiers recherchaient le juteux marché
des subsistances urbaines et s'entendaient entre eux pour se réserver les
locations de terres et en écarter les petits exploitants.
Revenons à la proposition
formulée par la paysannerie. Elle exprimait tout d'abord une conception de
l'association qui affirmait le droit à la vie et aux moyens de la conserver
pour tous, y compris pour les seigneurs en tant que personnes, et refusait
l'exclusion d'une partie de ses membres. La paysannerie n'a pas dit aux
seigneurs qu'elle voulait tout leur prendre, y compris leur vie, mais qu'ils
voulaient tout prendre et qu'elle leur proposait de partager. Ici, l'expression
paysanne s'en prenait au monopole foncier seigneurial pour en arrêter la
progression. En effet, les seigneurs espéraient encore s'approprier le domaine
des censives, afin de supprimer le cens dont le montant était très inférieur à
celui des rentes sous forme de métayage ou de fermage.
L'offre de la paysannerie
s'appuyait sur le droit d'héritage dans une perspective de suppression complète
des redevances. Des terres de ce type existaient au Moyen Age et portaient le
nom d'alleu, terre libre qui n'était soumise à aucun droit féodalo-seigneurial.
Précisons que la conception de la propriété seigneuriale se référait à une
forme de propriété exclusive du sol, de type romain. Mais celle de la
paysannerie correspondait à une généralisation de l'alleu qui remplacerait la
censive : le brûlement des titres de propriété du seigneur exprima, on ne peut
plus clairement, cette volonté d'allodialisation des censives par le feu.
Trop souvent, l'historiographie a
voulu voir un mystérieux instinct de propriété attribué à une non moins
mystérieuse mentalité paysanne qui, loin d'éclairer la conception paysanne du
droit, rend opaque la lutte pluri-séculaire des paysans contre les différentes
formes de rente. Qu'on le comprenne bien, l'alleu n'est pas une forme de
propriété exclusive, mais combine des droits individuels et collectifs, bien
connus des historiens et encore mieux des paysans eux-mêmes !
En second lieu la proposition
paysanne laisse nettement apercevoir que les communautés villageoises se
prenaient en charge sur le plan de la direction économique et sociale de
l'agriculture et affirmaient qu'elles avaient pleinement conscience du caractère
purement rentier et parasitaire de la seigneurie, à quelques très rares
exceptions près. Elles se présentaient alors comme les héritières de la
seigneurie sur le plan de la direction économique des campagnes, ce qu'elles
devinrent avec la Révolution.
À la proposition paysanne, la
seigneurie répondit, en partie, par la négative et provoqua la guerre civile en
France. Mais la résistance seigneuriale fut finalement battue et l'offre de la
paysannerie se réalisa sous la forme d'une réforme agraire et de l'adoption,
par la législation révolutionnaire, de la conception paysanne du droit.
2. La Constitution de 1791 contre
la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
La grande jacquerie paysanne
n'obtint pas la réponse favorable qu'elle attendait. Elle avait effrayé les
propriétaires de seigneuries, qu'ils soient nobles ou roturiers et l'Assemblée
constituante rusa, lors de la Nuit du 4 août 1789, en répondant de façon
contradictoire à la demande paysanne. En effet, l'Assemblée décréta d'une main
ce qu'elle reprit de l'autre. Elle énonça un principe de nature constituante en
décrétant que : "l'Assemblée nationale détruit entièrement le régime
féodal" et répondait ici à l'attente paysanne, mais elle le vida de son
contenu en retenant le rachat des droits féodaux : pour se libérer des
redevances pesant sur les censives, les paysans devaient indemniser le
seigneur. Par son refus de décider clairement, l'Assemblée laissait aux
rapports de force le soin de le faire : quatre ans de guerre civile et deux
révolutions suivirent avant que la législation réponde favorablement à la
paysannerie.
Par ailleurs, l'Assemblée promit,
cette même Nuit du 4 août, de donner une déclaration des droits, comme base
constitutionnelle. Le 26 août suivant, la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen était votée. Ce texte déclarait les droits naturels de l'homme et du
citoyen en référence à la philosophie du droit naturel moderne et à ses
principes de résistance à l'oppression, de souveraineté comme bien commun d'un
peuple, et de droit réciproque. C'est alors que le clivage côté gauche-côté
droit prit son sens politique, le côté gauche voulant appliquer les principes
de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le côté droit cherchant
à les éluder et, si possible, à se débarrasser de ce texte, jugé encombrant,
qui condensait la théorie de cette révolution des droits de l'homme et du
citoyen. (à suivre)
Florence Gauthier |
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